Les Homosexuels du Foreign Service
par Jack L. NixonLu dernièrement dans ma revue Foreign Service Journal un article intitulé “Gays in the Foreign Service.” Il faut être dans l’administration américaine pour lancer nonchalamment au grand public une nomenclature aussi intraduisible. Le Foreign Service est, bien sûr, le corps diplomatique, mais aux Etats-Unis cela comprend des éléments hétérogènes. Ce serait inexact de dire qu’en français le titre de l’article en question est “les homosexuels du corps diplomatique.”
Quant au mot gay, je ne puis le voir ni l’entendre sans gémir, tellement il me semble incompatible avec son acception actuelle, qui en Amérique finira par être la seule admissible. En outre, dans ce pays où il existe tant de mouvements pour mettre les femmes sur un pied d’égalité avec les hommes, le mot gay s’applique exclusivement à ces derniers; on continue à appeler les femmes atteintes d’homosexualité des lesbiennes. Malgré le titre de l’article, le texte précise souvent gays and lesbians peut-être pour assurer les lecteurs (surtout les lectrices) que même dans des champs d’action louches les droits des femmes sont respectés.
Mes compatriotes attachent une importance démesurée à une condition de la personnalité humaine qui dans beaucoup de pays civilisés ne constitue sûrement pas un critère pour évaluer l’aptitude professionnelle d’un membre du personnel du corps diplomatique. Je trouve leur préoccupation à cet égard contestable, pour ne pas dire impertinente, bien que je ne sois pas du tout disposé à faire cause commune avec les personnes qu’elle affecte. Aucune administration ne devrait s’acharner à fouiner dans la vie sentimentale et les activités sexuelles d’un employé jusqu’au point de le catégoriser, le stigmatiser et le reléguer parmi les indésirables.
Les auteurs de l’article soulignent le fait que le service du personnel du ministère (le Département d’Etat et les deux organismes associés, l’USAID et l’USIA), malgré une certaine libéralisation progressive des directives ayant trait aux homosexuels, ne s’est pas encore résolu à fermer les yeux sur leurs appétences sexuelles ainsi qu’il fait généralement dans le cas des soi-disant hétérosexuels. Ce service, déclarent-ils, hésite à établir une politique uniforme pour tous, et, pour des raisons de securité, continue d’assujettir les gays et les lesbiennes à des investigations insidieuses et de faire obstacle à leur avancement.
Comme tout finit par se politiser dans la société américaine, la collectivité qu’on nomme si stupidement les gays est devenue peu à peu depuis les années soixante un parti qu’il faut compter. On peut dire au sujet de ses adhérents ce que ce petit pleurnicheur de D— W— a dit une fois au Tchad en parlant de je ne sais plus quelle bande d’agitateurs: “Alors qu’ils font semblant de réclamer de l’égalité, ce qu’ils veulent en réalité est la préférence.”
Du pharisaïsme, voilà à quoi tout cela se ramène; les Américains en sont de grands spécialistes, peut-être même d’avantage dans la domaine de la sexualité que dans beaucoup d’autres, malgré toutes les émancipations qu’ils ont prônées et parrainées. Ils se croient plus tolérants et plus larges d’esprit que tous les autres peuples du monde; cependant dans la plupart des circonstances les uns espionnent inlassablement les autres, et vlan! dès qu’un individu quelconque ose avoir un comportement contraire aux normes (souvent exécrables) vénerées par la majorité, les soupçons, le persiflage et le châtiment commencent à prédominer.
Tout au long de ma vie j’ai subi les conséquences de leurs anathèmes. Je n’en suis pas moins satisfait d’être moi-même Américan ni moins résolu à vouloir conserver les apparences de la discrétion et de l’élégance.
La politique du service du personnel des ministères du gouvernement américain me rappelle une illustration et sa légende que j’ai remarquées il y a des décennies dans la revue LIFE.
- Il s’agissait de la reproduction d’une peinture moderne dans laquelle une douzaine d’êtres humanoïdes mais sans face et absolument sans attributs sexuels tournaient en rond dans un milieu indéfinissable; cependant parmi eux on en voit un qui a des yeux grands ouverts exprimant une curiosité tout à fait superflue. Au-dessous de cette illustration on lisait le commentaire suivant: “Bien que tous les membres de ce groupe bizarre soient dépourvus de sexe, l’un d’entre eux risque des coups d’oeil.”
Que de fois pendant ma carrière dans le “Service étranger” j’ai entendu des histoires de fonctionnaires que des autorités suprêmes du service du personnel ont obligés à démissionner après avoir accumulé des délations relatives à leur conduite de gays. Une amie m’a dit que c’est cela qui est arrivé à J— H—, le jeune Américain qui m’a remplacé à Lille après mon départ pour mon service militaire, à J— B— qui pourtant était le grand directeur du bureau des Services américains d’information à Paris, et à celle qu’elle appelait “la mère Cezanne,” une grande bringue française affectée à la section culturelle du même bureau.
Je n’oublie pas qu’à Saran au cours de notre humble carrière de conscrits dans l’armée américaine mon ami le plus cher, James Podboy, a surpris un jour une conversation à voix basse dans laquelle notre adjutant disait à un de nos sergents de nous surveiller, lui et moi, car il nous soupçonnait d’être deux invertis et donc susceptibles d’une démobilisation sommaire et déshonorante. Jim en a été malade d’indignation. Pour ma part j’avais déjà tellement l’habitude d’être suspect à mes compatriotes dans diverses circonstances que j’ai pris cela à la rigolade. Notre adjudant avait sûrement fondé son injonction sur des racontars fournis par des hommes qui lui semblaient normaux. Je ne me rappelle plus qui était le sergent chargé de nous surveiller, mais en jetant un coup d’oeil retrospectif sur cette période de ma vie j’en vois plus d’un à qui cela aurait sans doute plu de profiter de notre homosexualité hypothétique restée sans preuves.
Je n’oublie pas non plus qu’en octobre 1956 à Washington, peu avant mon départ pour le Laos pour commencer ma longue carrière avec l’ICA (devenue par la suite l’AID) le service du personnel m’a singularisé pour un rendez-vous avec Madame H— P—, une spécialiste des questions de securité. Malgré les ambages que cette dame chaste et pure a mis en jeu, je n’ai pas tardé à comprendre le but de son interrogation.
- Elle a fini par me demander: “Comment réagiriez-vous si dans votre futur entourage quelqu’un — et je veux dire un homme, pas une femme — entreprenait de vous racoler?”
- La fixant de mon regard le plus limpide, je lui ai répondu au bout d’un instant: “Sans aucun doute, je tournerais la chose en plaisanterie.”
- Elle m’a fait un petit sourire mi-figue, mi-raisin et m’a dit: “Très bien, très bien. Après tout c’est peut-être la meilleure réaction à avoir dans une situation de ce genre.”
J’ai su par la suite que du côté féminin ma copine Gloria Juntenen, recrutée en même temps que moi, a reçu l’ordre de se présenter devant Madame P— pour un entretien du même genre. Je pense que cela, entre d’autres choses, explique la durée de notre amitié.
Dans l’Amérique des années cinquante l’homosexualité inspirait à la vaste majorité des citoyens une phobie que touchait à l’hystérie. Le mot gay n’avait pas encore perdu le sens agréable qu’il avait acquis plusieurs siècles auparavant; it était encore loin de devenir le pluriel d’un substantif signifiant une collectivité d’agitateurs politiques. Sans le soutien de qui que ce soit nous avons obtenu, Gloria et moi, et probablement beaucoup d’autres personnes arbitrairement singularisées, le “security clearance” (certificat d’accès aux informations secrètes) indispensable à la continuation de notre carrière. Nous l’avons acquis dans le calme et l’anonymat en donnant à des arbitres comme l’auguste Madame P— des réponses qui leur semblaient intelligentes et relativement honnêtes.
Je me demande si actuellement les gays, en cherchant à revendiquer des droits que souvent ils imaginent dans un vide, sont capables d’en faire autant quand ils doivent comparaître devant les autorités chargées de les maintenir en tutelle.