Port-au-Prince (Haiti) – le vendredi 14 avril 1972
Une Visite au Foyer “Alice Garoute” à Cazeau
By Jack L Nixon
He also serves who only stands and waits, or who only visits USAID-supported rural schools and waits. The author made such a visit while assigned as an AID officer at the U.S. embassy in Haiti. Upon return to the capital, he wrote this personal account, which has not been altered since. ~ Ed.
Aujourd’hui, pendant qu’elle me conduisait dans sa voiture au foyer “Alice Garoute” à Cazeau, j’ai demandé à Mademoiselle Solanges Dominique si elle était apparentée a la famille du gendre de feu président à vie de la republique. Non, m’a-t-elle répondu sur un petit ton dédaigneux. Cette famille-là on n’en avait pas entendu parler ici avant 1956. Mademoiselle Dominique est une mûlatresse. Malgré ma curiosité je n’ai pas jugé bon de lui demander la raison pour laquelle elle écrivait son prénom avec un “s” à la fin.
Dans sa voiture avec nous, j’ai eu l’honneur de bavarder avec la soeur de Mademoiselle Dominique, Madame Celcis, et Madame Epstein. Elles appartiennent toutes les deux à l’organisation dont Mademoiselle Solanges Dominique est la présidente: “la Ligue Féminine d’Action Sociale.” Plus d’une fois ces trois dames distinguées se sont mises à me parler toutes en même temps. Madame Epstein ma fait l’impression d’être fort pétulante. Madame Celcis garde toujours une apparence pensive. Quand elle parle, elle ressemble à une écolière maniérée.
La surveillante d’internat du foyer “Alice Garoute” s’appelle Madame Torchon, bien que personne ne semble l’utiliser pour essuyer la vaisselle. Elle a le droit de s’absenter le vendredi et de laisser ses 22 pensionnaires entre les mains de trois femmes qui vont tous les jours au Foyer donner des leçons à ces dernières. Voyant que Madame Torchon était encore là lorsque nous sommes arrivés vers 9 heures 15, Mademoiselle Dominique s’est écriée sur un ton compatissant:
—Madame Torchon, partez tout de suite!—
La tournée d’inspection que ces dames de la Ligue m’ont fait faire m’a mené à la conclusion que leur sens de l’organisation est déficient. Leur Foyer est en grande partie inachevé. Elles ont utilisé les fonds à leur disposition pour faire commencer des constructions de tous les côtés sans se soucier d’en terminer aucune.
Quand nous sommes revenus au grand hall ouvert où les 22 pensionnaires et leurs trois professeurs se réunissaient, deux hommes se sont mis à plaider devant Mademoiselle Dominique. L’un etait noir. C’est le gardien des lieux. Il accusait l’autre, un mulâtre presque blanc, de lui avoir joué je ne sais quel mauvais tour. Le mulâtre s’appelle Eric Heraux. Il est assez beau et bien fait, et il semble parler mieux le français que le créole. Mademoiselle Dominique a réglé le differénd entre ces deux personnes.
Accaparé par Madame Epstein et Madame Celcis, j’attendais que Mademoiselle Dominique soit disposée à me ramener à l’ambassade. Quand elle a fini de parler à ses deux hommes, elle est revenue vers moi, et pour avoir quelque chose à dire je lul ai demandé si les pensionnaires venaient de toutes les régions d’Haïti. C’est ainsi qu’elle a décidé d’exiger que chaque jeune fille se lève à tour de rôle pour me dire son nom et le nom de son village. Pour ces campagnardes timides vêtues d’uniformes blancs ayant des cravates vertes cette obligation a été gênante. D’autre part elle ne m’a servi à rien.
Lorsque la dernière jeune fille a fini de parler, elle et toutes les autres pensionnaires sont restées là, assises, à me regarder comme si je venais de tomber d’une soucoupe volante. Mademoiselle Dominique a battu des mains deux fois en demandant :
—Allons, mesdemoiselles, même pas une chanson pour Monsieur Nixon?
Toutes les pensionnaires se sont levées d’emblée. Après un moment de bousculade, elles ont formé un demi-cercle. Les voyant toutes au bord de la panique ou du fou rire, je me suis dit que jamais elle n’arriveraient à se mettre à chanter toutes à l’unisson. Les fixant d’un regard assez sévère Madame Epstein leur a crié :
—Un, deux, trois! Et voilà!—
Elles ont commencé leur chanson d’une manière bien synchronisée. Elles chantalent en créole. Mademoiselle Dominique n’avait pas l’air satisfaite. De nouveau elle a battu des mains deux fois.
—Voyons, mesdemoiselles, les mouvements!— s’est-elle exclamée. Et les jeunes filles de faire aller les bras, d’ébaucher des pas de danse avec leurs jambes et de tourner Ia tête d’un côté et de l’autre. La chanson m’a semblé très longue, mais j’ai patienté dans l’espoir de pouvoir partir par la suite.
Quand à la fin les pensionnaires se sont tues et ont arreté leurs gestes, Mademoiselle Dominique a annoncé qu’une jeune fille nommée “Hetty” allait nous réciter un poème intitulé “Le Gâteau d’amour.” Or j’avais déjà remarqué parmi les pensionnaires une jeune fille particulièrement laide et qui par-dessus le marché louchait tellement que les iris de ses yeux avaient l’air d’être collés à l’arête de son nez. Cette jeune fille-là était bien la Hetty qui allait nous réciter “Le Gâteau d’amour:” Ce sol-disant poème consistait en deux parties: ingrédients et préparation. Les ingredients que la malheureuse Hetty nous a énumérées vaillamment après avoir surmonté sa gêne étaient des abstractions telles que la patience, la bonne humeur, la confiance, etc. Arrivée au moment de la préparation, Hetty s’est confondue, et Mademoiselle Dominique, en battant les mains deux fois, l’a arrêtée pour la corriger. La malheureuse Hetty, craignant peut-être une punition qul ne servirait certes pas à rémédier à son strabisme convergent, a pris son courage à deux mains et a réussi à bien finir sa récitation de la préparation, aussi invraisemblable, soit dit en passant, que les ingrédients n’étaient abstraits.
A la fin Mademoiselle Dominique, satisfaite d’avoir éclairé ma lanterne au sujet d’un gâteau on ne peut plus délicieux, a décidé que l’heure était venue pour me ramener à l’ambassade. J’ai été bien aise d’y retourner.